vendredi 16 novembre 2012

Le Bleu est une couleur chaude / Kari


     Nouveauté sur l'IdB, le libellé "Oh les beaux emprunts" qui sera le fil rouge de mes trouvailles dans les bibliothèques de mes amis. Je sens que cela va vite devenir pour eux la preuve à conviction de mon côté "je-fais-le-marché-dans-tes-étagères-où-as-tu-mis-ta-brouette-que-je-commence-à-tout-benner-dans-ma-voiture", mais je tiendrai bon!

     Pour cette première, je partage avec vous mes avis sur deux romans graphiques trouvés chez un de mes frangins, Le Bleu est une couleur chaude de Julie Maroh (Glénat, 2010) et Kari de Amruta Patil (Au Diable Vauvert, 2008).


     Le Bleu... est l'histoire d'une belle rencontre et de la vie amoureuse de deux femmes, Emma et Clémentine, à la fin du XXème siècle et à l'aube du nouveau millénaire. Le récit commence alors qu'Emma, dévastée par la mort de son amie, se rend chez les parents de Clémentine. Le père de celle-ci la rend toujours responsable de la mauvaise vie de sa fille, et sa mère, un peu plus compréhensive avec le temps, exécute les souhaits de sa fille perdue en donnant à Emma les journaux intimes de Clémentine. Emma lit les lignes rédigées, souvenirs du passé. Tout commence dans cette chambre d'ado, le récit suit le fil de ses écrits emplis de naïveté et de tendresse...


     1994. Clémentine a 15 ans et son quotidien est celui d'une lycéenne avec des amis qui lui font remarquer le "type de terminale qui la bouffe des yeux". Mais un jour, elle croise une jeune femme aux cheveux bleus, et cette apparition va la hanter. Pourquoi repense t-elle à cette personne? Pourquoi est-elle troublée? Autant de questions sans réponses qui la poussent malgré elle à rechercher souvent ce "bleu du ciel" parmi la foule...


     Mal à l'aise avec ses pensées, en proie au doute et aux questions de son âge, Clémentine refoule des idées qui la font paniquer. Elle accepte donc les avances de Thomas car "une fille, ça sort avec les garçons". Pourtant, son trouble grandit et l'empêche de passer à l'acte avec son ami. Elle découvre alors qu'elle est différente, et selon ses mots durs d'adolescente perdue dans une société trop souvent intolérante, "contre-nature". Puisqu'il est impossible d'en parler à quelqu'un, elle se confie à son journal. Elle-même se bat contre ses préjugés et sa vision d'un amour exclusivement hétérosexuel. Heureusement, son ami Valentin lui permet de parler de ses troubles et d'assumer ses désirs homosexuels, bien que toujours à l'état de fantasmes.
     1996. Une soirée dans un bar-gay, "pour voir", lui permettra de retrouver ce "bleu des rivières". Emma remarque ainsi Clémentine, et cette jeune femme, majeure et en couple, ne cessera de hanter l'adolescente.


     Leur amitié commence alors. Emma, intriguée, attend Clémentine à la sortie du lycée, pour le plus grand embarras de celle-ci. Disputes, réconciliations, envies de se voir, discussions personnelles, les jeunes femmes deviennent inséparables. Le bleu envahit peu à peu la vie et le coeur de Clémentine. Le rejet d'une de ses amies, qui a appris qu'elle était sortie dans un bar gay, complique les choses, car Clémentine a honte, elle est devenue une "détraquée sexuelle" aux yeux de certains. Emma, de son côté, est victime de ses sentiments grandissants pour cette fille, mais elle ne peut se résoudre à quitter sa petite amie, Sabine, qui l'a aidé à assumer sa sexualité. D'autant plus qu'elle sait pertinemment que la jeunesse d'esprit de l'ado la rend encore instable et fragile. Clémentine, de son côté, est d'autant plus perdue quand elle découvre qu'elle est réellement amoureuse d'Emma. L’inévitable arrivera, et les deux femmes vivront leur amour passionnel. Les années passent, leur histoire dure malgré leurs différences et le violent rejet des parents de Clémentine. Mais tout le monde sait que l'amour est semé d'obstacles...
     Cet album est un récit désarmant, que je vous recommande évidemment. Plus particulièrement aux ados, qui se poseraient des questions sur leur identité sexuelle, voudraient ouvrir leur esprit en douceur en cette période du "mariage pour tous", ou qui souhaiteraient aider un ami un peu perdu... Pour les fanas de BD en tout genre, le récit maîtrisé de Julie Maroh est très accessible et touchant. Son dessin en noir et blanc, nuances de gris et touches de bleu pour le passé; en couleurs pour les instants au "présent", embellit par sa tendresse cette histoire d'amour finalement tragique et émouvante.
     L'album, primé à plusieurs reprises, a aussi reçu le Prix du Public à Angoulême en 2011, et une adaptation ciné est en cours, bien que je ne sois pas convaincue de son utilité. Le réalisateur est Abdellatif Kechiche (La Graine et le Mulet, Vénus noire).



     Kari est le premier roman graphique d'Amruta Patil, artiste indienne d'une trentaine d'années. Son livre est autant roman que dessins, composé de différents chapitres courts, mais il ne devrait faire fuir que ceux qui sont angoissés devant dix lignes écrites à la suite.
     Tout commence avec un double suicide métaphorique, celui de Ruth suivie par son amante Kari. Une détermination effrayante malgré l'amour qui les lie: Ruth tombe dans un filet attaché à l'immeuble, Kari plonge dans les égouts. Lorsqu'elle refait surface, émergeant difficilement du fleuve, de ce cloaque écoeurant qui lui colle à la peau, Ruth a fui la ville, s'envolant par avion vers une autre vie. Kari, à vingt ans, est donc devenu la "deux-fois-née", échappée de cette mort symbolique qui n'a pas voulu d'elle, survivante d'une rupture amoureuse tragique, avec l'"odeur" de la rupture pour "celle qui reste".

Hommage à Frida Kahlo...

     Kari reprend sa vie, le boulot qu'elle n'aime pas dans une agence de publicité à Smog City, ville anémique où l'on reconnait Bombay, dont l'odeur colle au corps et envahit le quotidien pollué. A Crystal Palace, endroit au nom absurde où elle vit avec deux couples, elle combat la solitude en endossant son rôle de garçon manqué assez inoffensif pour les filles pour être acceptée, malgré leur séduction quand leurs copains ne sont pas là. Elle qui rêve de complicité doit forcer quotidiennement pour trouver sa place dans ce choeur, entre ces couples fusionnels et impudiques, ceux de la superbe Billo et Zap; et de la comédienne Delna et Orgo. Ce petit appartement où cinq personnes vivent ne laisse aucune intimité, et les parents de Kari n'approuvent pas le mode de vie de leur fille. Mais c'est l'endroit où rode encore la présence de Ruth, qui changeait cet endroit sinistre et nauséabond en petit paradis quand les deux filles étaient seules...


     Au travail, elle se bat pour satisfaire son patron, "Homme Barbu" aux grognements dédaigneux; polyvalente dans cette boîte en sous-effectif. Elle peine sur un spot de pub pour "Chevelure féérique", elle le garçon manqué rebelle, en collaboration avec Lazarus, son collègue pour qui les vrais hommes ne se regardent pas dans un miroir. 


     Elle rencontre alors la chef de produit envoyée par le client, Angel, femme mourante qui va intriguer Kari. Elle va d'ailleurs lui avouer qu'elle est attirée par elle, fascinée par sa proximité avec la mort. Angel n'est que douleurs et souffrances, mais elle voit en Kari un passeur, un allié pour ceux qui ont déjà un pied dans la tombe. Les deux femmes cyniques vont alors partager leur vécu, découvrir leurs failles et dévoiler leurs secrets. Leur complicité restera néanmoins très dure, aucune des deux ne pouvant se montrer émotive et fragile jusqu'à la fin, où Kari sera le passeur d'Angel, l'aidant à passer sur l'autre rive...


     On vibre au son du chant intérieur de Kari, qui l'amène à faire des rencontres d'un soir, à s'embraser à la seule pensée d'un nom, à s'oublier au coeur de cette froide solitude. On se perd dans le refrain de ses réflexions personnelles, de ses colères désespérées et de ses flash-backs intimes. On poursuit son chemin au rythme de la musique de cette ville odorante au-delà du soutenable où plus rien n'a de sens, cruelle avec ses habitants, où apparaissent occasionnellement des vestiges fantômes du passé traditionnel indien, touches de couleurs dans cette ville oppressante et inhumaine.
     Cette ode graphique est un plaisir à découvrir, une lecture au fusain qui se construit et vibre comme le personnage. La couleur offre des moments de clarté qui ne sont pas sincèrement reposants, puisque l'amour et la mort sont à chaque coin de page, durs à supporter malgré leur poésie mythologique. Mais l'ironie et la douce lumière de ce récit nous permettent de voyager au coeur de cette musique pleine d'espoir.

3 commentaires:

  1. Note : penser à cadenasser les étagères. daX

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  2. Entièrement d'accord avec toi, car le gens vont faire pareil en retour, j'en tremble déjà....

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  3. Ah non nous on sera salauds on barricadera tout!!!!

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